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Chroniques
Violetter Schnee | Neige violette
opéra de Beat Furrer
Le huitième ouvrage lyrique de Beat Furrer fut créé dimanche à la Staatsoper de Berlin. Après s’être imprégné de l’esthétique du compositeur suisse, hier, grâce au concert donné par les très bons musiciens de la Staatskapelle Berlin [lire notre chronique de la veille], découvrons ce soir Violetter Schnee. Il s’agit du deuxième des opéras de Furrer à requérir un grand effectif orchestral. Il est conçu d’après un récit du romancier russe Vladimir Sorokine (né en 1955), sur un livret d’Händl Klaus (né en 1969) – le poète, acteur et dramaturge autrichien a déjà signé les opéras Häftling von Mab d’Eduard Demetz (Innsbruck, 2002), Vom Mond de Klaus Lang (Innsbruck, 2006), Bluthaus, Thomas et Koma de Georg Friedrich Haas (Schwetzingen, 2011, 2013 et 2016), Wilde d’Hèctor Parra (Schwetzingen, 2015), Der Mieter d’Arnulf Herrmann (Francfort, 2017) et Lunea d’Heinz Holliger (Zurich, 2018).
La fosse fait entendre des micro-intervalles et des cliquetis. Entre la surdité imposée par l’hiver et les bruits de glace, presque métalliques, inimitables, Furrer suggère l’encerclement du froid, finement servi par la lecture de Matthias Pintscher, au pupitre de l’orchestre berlinois. Sur le cadre de scène se déploie Chasseurs dans la neige de Brueghel l'Ancien (Pieter Bruegel de Oude, Jagers in de Sneeuw, 1565), sans doute le plus célèbre tableau de l’école flamande de la Renaissance, et l’un des plus connus de toute l’histoire de l’art. Tanja, incarnée par la comédienne Martina Gedeck, visite le Kunsthistorisches Museum de Vienne et y commente cette œuvre. Si vous la regardez de plus près, vous voyez dans ce paysage pesamment enneigé, un piège pour oiseaux qui annonce le Jugement dernier, l’interruption d’une bénédiction, les prémices d’un incendie de cheminée, une sinistre société de corbeaux qui tourne au-dessus d’un village semblant désert ou mort, des chiens affamés, enfin les chasseurs qui rentrent bredouilles chez eux : la scène est franchement lugubre. L’image devient peu à peu transparente et des gens s’en détachent lentement. La partition poursuit son investigation de sonorités vraiment subtiles. Le gel est là, le spectateur y est pris, autant que les cinq personnages sur le plateau.
Silvia, Jan, Natascha, Peter et Jacques sont pris au piège, peut-être après un grave accident, prisonniers d’une maison isolée dans les congères. Sous la lumière désespérante d’Olaf Freese et dans le décor d’Étienne Pluss, ils tentent de survivre, pendant une heure quarante-cinq. La tempête de neige ne tarit jamais. Elle menace d’engloutir toute humanité. Les voix du Vocalconsort Berlin arrivent depuis les coulisses, fantomatiques. La musique évolue dans une lenteur terrifiante. En tant qu'expression de la nature hostile, elle entraîne le quintette dramatique dans la tension du froid et de la faim. Elle n'est plus l'espace de résonance de l'âme, comme on la percevait à l’ère romantique : l'Homme, avec son corps souffrant et ses tourmentes psychologiques, se fait ici le miroir de la nature dévastée. Bientôt, c’est la panique. Jacques est le seul à garder son calme. Il semble une présence supérieure, rédempteur des quatre autres, prêts au cannibalisme. Dans l’enfer gelé, pourquoi la neige devient soudain violette ? Un soleil irréel s’est levé, dont l’éclat modifie la perception de l’immensité blanche. À moins qu’il indique l’anéantissement, le dernier souffle – l’Apocalypse.
Une distribution de haut vol sert Violetter Schnee. On remarque surtout le baryton magyaro-roumain Gyula Orendt qui prête sa chaleur de timbre à Jan [lire nos chroniques du 17 janvier 2014 et du 18 mai 2018]. Le soprano franco-danois Elsa Dreisig assume adroitement la partie de Natascha [lire nos chroniques du 13 avril 2013 et du 10 juillet 2017]. On retrouve l’expressivité d’Anna Prohaska en Silvia très agile [lire nos chroniques du 17 août 2010, du 31 juillet 2011, des 16 juin, 21 juillet et 18 octobre 2013, du 22 avril 2014, du 26 juillet 2016, des 4 mars et 23 août 2017], le baryton-basse Otto Katzameier, souverain dans le rôle de Jacques [lire nos chroniques du 6 novembre 2004, du 23 mai 2007, du 12 juin 2008, du 8 octobre 2010, du 26 novembre 2017 et du 5 mai 2018], et l’excellent Georg Nigl en Peter [lire nos chroniques du 16 novembre 2006, du 12 juillet 2010, du 18 novembre 2011, du 14 février 2014, du 27 mai 2016, des 5 juin et 5 juillet 2017, enfin du 19 janvier 2018]. Claus Guth signe une mise en scène sobre qui s’en tient au jeu des acteurs.
AO